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Jasna Šamić: Confinement


Jasna Šamić


CONFINEMENT



Dans ma ville natale assiégée pendant quatre ans dans les années 90, les apprentis du mal ne cessaient de voler et violer, réduisant tout en cendre. Et les seigneurs de guerre, imbibés de sang, chantaient l'amour. L'amour de leur peuple ! Sous les ruines, les poètes cherchaient un éditeur, les vieillards cherchaient des miettes de pain, fumant des cigarettes faites des livres de poètes de la ville meurtrie, tandis que les serviteurs du mal pour un tas de ducats vendaient des bougies sous lesquelles les poètes dans leurs maisons sans murs chantaient leur mort proche.

Pendant ce temps-là, dans la ville lumière, dans toutes les villes nonassiégées, on ne faisait que calculer, vendre, courir, s'amuser, s'embrasser. On vendait tout, parfois même de la fumée. Tout était calculé au détail près. Tout courait. Vers où?

Impossible de ne pas comparer. A moins que rien ne soit comparable. Il y a presque 30 ans, la guerre éclata en Yougoslavie. Vukovar rasée, personne ne crut à la guerre. Les Sarajeviens « confinés » ne crurent pas au mal. Mais soupçonnaient leur fin. Tout en restant libres. Libres de mourir ! De jouer avec sa vie.

Nous voilà dans la ville lumière libre, emprisonnés. Par l’invisible. On payera cher au visible - l’état - si on veut rester libre. Si on décide de sortir. Si on veut être libre de mourir. Et liberté tue en ce moment.

Non, rien n’est comparable !

Dans ma ville assiégée, il n’y avait rien à manger. Rien d’autre que la liberté d’être tué.

A Paris, on mange, on achète. Et calcule. La mort nous menace. Mais vit-on vraiment ? Vivions-nous pendant que les cadrans de l’horloge tournaient follement ? Le temps s’est figé.

Le temps- l’une de nos illusions.

La Planète se venge contre cette montre démente, contre nos semblables : mégalomanes, escrocs qui la conduisent depuis une belle lurette vers une fin tragique. On n’avait pas d’imagination pour deviner son aspect.

Les menteurs et les escrocs vont-ils être punis ? Ou bien seront-ils encore plus redoutables après le drame ? Drame nommé virus.

Je regarde autour de moi. Attends. Quoi donc ?

« Regarde l’irréel omniprésent », conseille le philosophe. (…) Mais jusqu’à quand ? Jusqu’à la perte de l’esprit ».

Triste poète, as-tu raison ? On ne t’a jamais écouté.

Sans doute ai-je moi aussi compté: des instants et des larmes, des astres, des fleurs. Comme tout le reste. Aujourd’hui, je connais le vide. Celui de tout poète, de tout être lucide.

Le Tout Puissant n’a jamais compté ses morts. On tue à son nom sans répit.

La mort menace. Pas d’obus cette fois-ci, ni chars, ni feu.

Le ciel entre dans ma chambre par la fenêtre ouverte. Je contemple le monde renfermé. Regarde l’arbre dans la cour, pense au mal inné à l’homme. Solidaires et bons, après les catastrophes il devient encore plus mauvais. Ainsi se passa-t-il dans les Balkans après la guerre.

Je vois la lune, la fleur sur mon balcon, ne vois que les souvenirs : hommes et femmes, immenses poupées mécaniques dansent et pleurent, tombent, puis se relèvent, chantent et crient, marionnettes aliénées ! Une autre image m’assaille : une lune rouge cyclopéenne à la bouche grande ouverte pour nous boire. Tandis que des miroirs géants content nos heures déchirantes.

Ne cherchez pas à comprendre. Qui dit confinement, dit souvenirs. Qui dit souvenirs, dit images. Qui dit images, dit hallucinations.

Voilà mon confinement. Vire-t-il à la démence ? Ou à la poésie ?

Paris avril 2020

(texte inédit)



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